Duplain, l’homme au double visage
Cette famille surtout éveille les soupçons de la police. Grirardin, pressé de s’expliquer, répond, sans faire paraître ni affectation, ni déguisement, que M. le chevalier Duplain étoit plus de la connaissance de M. d’Hanneucourt qu’il avoit vu en Italie, qu’il étoit propriétaire de la terre de Vernouillet, acquise du frère de M. d’Hanneucourt ; que ses trois filles avoient été élevées dans des couvents à Paris ; que M. le chevalier Duplain est un homme au caractère doux et modeste, et dont d’ailleurs il ignore la naissance.
Ceci démystifie quelque peu le prétendu Père éternel, portugais embastillé… et s’appuie sur des faits dûment contrôlables. Tautes-Duplain qui en réalité est né à Paris le 12 octobre 1723, a acquis la seigneurie de Vernouillet par deux achats récents : en juin 1781, Barbry lui a cédé, moyennant 56 000 livres, la grande maison de campagne qui deviendra le château et, le 6 mai 1782, il y a ajouté tout ce que Randon de Lucenay y possédait encore. En effet, ce Pierre Louis, frère cadet de Jean Antoine d’Hanneucourt, achète et revend ses domaines, selon les fluctuations de sa fortune et de sa conduite légère. Verneuil, Vernouillet, Bessay, Bécheville ne restent que quelques années entre ses mains prodigues. Après avoir acheté en 1773 le marquisat de Vernouillet à Albert Marie de Romé, il en revend une partie à Mme de Sénozan en 1780 et est heureux, le 6 mai 1782, pour liquider le reste, de trouver dans le chevalier Duplain un acheteur capable de verser, avant la fin de 1785, la somme de 276 000 livre, en monnaie d’or ou d’argent, sans aucun billet ni autres effets royaux. Les intérêts de 9530 livres chaque année sont payables à des créanciers afin de solder d’anciennes dettes contractées par le vendeur. Pour cette nouvelle acquisition, comme pour la première, Jean Antoine d’Hanneucourt sert de caution à son ami le chevalier Duplain. Le total de ses achats, on le voit, n’est pas loin d’atteindre les 400 000 livres que les gazettes soupçonnent frauduleusement acquises…
Relations d’affaires et liens d’amitié se trouvent très imbriqués mais, au dire de Girardin, la société d’Ermenonville ressemble fort à toutes celles qui se réunissent à la campagne. Le dessin, la musique, le billard, la chasse, les promenades à cheval ou en voiture sont les distractions habituelles. On organise de petits concerts en barque, des bals champêtres. On chante des romances amoureuses et peut-être parfois l’idylle devient réalité… On pousse l’originalité jusqu’à porter, tous et toujours, un uniforme écarlate brodé d’or. On discute philosophie, on se passionne pour toutes les nouveautés scientifiques, telle l’électricité, ce fluide extraordinaire qu’on est pas loin d’assimiler à l’âme elle-même. On en tire des conclusions prématurées, mêlées de mysticisme. C’est ce qui apparait à lire les pages où Brigitte Berthelot de Baye, marquise de Girardin, consigne ses réflexions, plus nébuleuses que dangereuses.
Alors, pourquoi ces bruits infamants ? Vengeances de famille, répond Girardin qui propose pourtant une autre explication : un procès entre le chevalier Duplain et Mme de Senozan.
Voilà qui nous ramène à Vernouillet où Tautest-Duplain prétend reprendre à la châtelaine de Verneuil des deux fiefs qu’elle y a achetés, ainsi que les droits de justice et de notariat. Les procédures ne font qu’envenimer les choses. L’animosité ne cesse de croître entre les seigneurs et leurs ressortissants.
Les documents aussi exhalent l’hostilité et faussent les jugements. Il est donc malaisé d’y trouver un portrait exact des héros de cette histoire. Celui qui nous est parvenu de Tautest-Duplain émane d’une sorte de détective privé que l’homme d’affaires de Mme de Sénozan a chargé d’enquêter sur la conduite du mystérieux chevalier. La date de 1781 autorise-t-elle à penser que le rapport n’est pas entaché de trop de partialité ? On voudrait l’espérer… Duplain habite alors depuis deux ans rue de la Monnaie, Maison du Café du Grand Orient de France, 3ème étage. Grand faiseur d’affaires avec toutes sortes de marchands, il ne s’adonne plus au commerce qu’il pratiquait dix ans plus tôt, rue des Chantiers où l’on voyait arriver et repartir des ballots de marchandises, en même temps qu’il semblait spécialisé en opérations bancaire, billets et lettres de change. L’enquêteur remarque les signes sensibles d’une promotion soudaine : un équipage, un deuxième laquais, 8 500 livres de vaisselle d’argent, beaucoup de meubles pour meubler une maison de campagne qu’il vient d’acheter près de Triel. Sa femme, qui, jusqu’alors faisait son marché et sa cuisine, vêtue aussi médiocrement que se filles, y est partie avec elles. Duplain raconte qu’il a fait un gros héritage. Pourtant il n’a pas pris le deuil, remarque finement l’indicateur…
Il ajoute ; Il fréquente souvent le sieur d’Hanneucourt où il était mercredi dernier. Et encore : Le sieur Duplain n’est décoré d’aucun ordre. Cependant il prend beaucoup de qualités dans ses écrits et plusieurs personnes prétendent qu’il n’est pas de condition. On dit qu’il est fort brusque et haut avec ceux qui lui demandent quelque chose et très souple avec ceux dont il a besoin des services. Conclusion : Les sentiments sont partagés sur sa réputation. Les uns le traitent d’escroc, vivant aux dépends du public ; d’autres au contraire prétendent qu’il est riche et qu’il n’y a aucun danger de traiter avec lui. Concordance troublante entre l’enquête de 1781 et l’affaire de 1785 : Le chevalier Duplain est un mélange de contradictions. Quant à la société d’Ermenonville, les officiers de police n’y décèlent rien de remarquable, sinon une extrême liberté, non cependant scandaleuse, qui s’aperçoit dans la façon de se vêtir, de se coiffer, dans l’uniformité des convenances, et dans le peu de relations avec les autres sociétés. Somme toute, de quoi confirmer ce que Napoléon dira du chef du groupe quand il appelait Girardin un foutu original.